La tradition du Muraqqa’ : une mosaïque d’images et de sens

Proceedings of the conference by Rui-Long Monico held during the seminar “Art and architecture, society and identity in Ottoman Turkey, Safavid Iran and Mughal India”, under the direction of Negar Habibi, lecturer of the Unit of art history of the University of Geneva. Published on 20.06.2020, currently only available in French.

Dans la sphère culturelle turco-persane, le terme Muraqqaʿ (arabe : مورقة, persan : مرقع) désigne un recueil d’images organisé sous la forme d’un album. Contrairement aux manuscrits enluminés où les images servaient d’illustration ou d’accompagnement aux textes, les albums inversaient cette hiérarchie en considérant l’image comme primordiale, tandis que le texte – si tant est qu’il y en eût un – avait une fonction accessoire de préface, de légende, de commentaire ou d’agrément.

Étymologiquement, Muraqqaʿ renvoie aux vêtements rapiécés que certains mystiques soufis portaient en signe de pauvreté et d’humilité. Et c’est en effet le caractère rapiécé des albums qui le distingue le mieux des autres livres de la période. La plupart des pages d’album étaient compilées en codex, le format standard des manuscrits produits dans le monde islamique. Mais contrairement aux livres d’histoire ou de poésie, l’album était une véritable agglomération matérielle ; chacune de ses pages étant formée d’un collage de peintures, de dessins, de calligraphies ou encore de gravures.

Un album typique était composé de feuilles constituées de plusieurs couches de papier collées ensemble. Chaque folio pouvait associer une ou plusieurs peintures à des sections calligraphiées ; la relation entre l’image et le texte variant de la concordance thématique à l’association la plus lâche. Les œuvres d’un album, généralement de tailles différentes, étaient découpées puis montées sur des pages de taille standard, tandis que les marges étaient habillées de bordures décoratives. Lorsque la compilation était jugée complète, elle était reliée, souvent de manière très luxueuse, à une couverture rigide usuellement en cuir et richement décorée de peinture laquée et d’or avant d’être vernie pour être protégée.

Un album pouvait être compilé au fil du temps, page par page, et incorporait fréquemment des miniatures et des pages de calligraphie prélevées de livres plus anciens. Le système de reliure permettait l’ajout, la modification ou la suppression d’éléments à tout moment, ce qui donnait une ample marge de manœuvre au compilateur. Certains albums comportaient d’ailleurs une chronologie permettant de retracer les modifications effectuées.

Parce qu’ils assemblaient généralement une pluralité d’œuvres réalisées à différents endroits, à différentes époques et provenant de différentes sources, les albums peuvent être considérés comme des anthologies présentant une juxtaposition de styles picturaux hétéroclites de traditions persanes, mais aussi arabes, chinoises, hindoues ou européennes.

Malgré un contenu éclectique, les albums suivaient une logique d’organisation globale mettant en évidence une généalogie de praticiens, un style spécifique de calligraphie, un atelier en particulier, ou encore un corpus d’œuvres d’artistes d’une même génération. La présence de signatures d’artistes soulignait leur statut élevé durant cette période et délimitait une chaîne de transmission continue entre maîtres et élèves ; outil de connoisseurship très prisé dans les ateliers. De plus, en incluant parfois des croquis, des travaux préparatoires ou des échantillons de papiers et d’effets décoratifs, les albums pouvaient également servir de modèles didactiques pour les praticiens.

En introduction de l’album, un protocole de dédicace mentionnait l’institution ayant financé l’ouvrage ainsi que les titres et le nom du primo-propriétaire de l’objet. Cet ex-libris était généralement logé dans un médaillon rayonnant appelé Shamsa, soit soleil en arabe. Les albums les plus sophistiqués contenaient des préfaces mêlant textes de poésie, textes religieux et biographies d’artistes. Mentionnons l’inclusion de plus en plus fréquente, dès la fin du XVe siècle, de notices faisant allusion à la logique d’organisation de l’album et à sa place dans l’historiographie artistique islamique.

Les différentes orientations des calligraphies et des images indiquent que certains albums devaient être contemplés sous plusieurs angles. Ces compositions invitaient également à comparer des œuvres individuelles les unes aux autres. Les relations visuelles entre les peintures, les textes et les dessins soigneusement disposés sur des pages spécifiques permettaient des conclusions insoupçonnables via l’observation isolée de ces œuvres. En conséquence, les albums étaient souvent placés au centre d’une expérience interactive qui voyait des commentateurs-spectateurs donner vie aux histoires implicites, par la lecture à haute voix de différentes sections du livre, par le rappel de textes connexes, par l’exégèse de l’iconographie.

L’élaboration d’un album nécessitant l’expertise de nombreux praticiens, ceux-ci étaient généralement regroupés au sein d’un atelier. Zone de collaboration, l’atelier centralisait la gestion des matières premières – papier, cuir, pigments, encres, liants, amidon – qui, après leur acquisition, étaient transformées, souvent par des méthodes minutieuses nécessitant des connaissances ou des compétences approfondies.

Parmi ces divers artisans, l’on comptait tout d’abord de multiples peintres – chacun ayant ses propres spécialités allant de l’étude animalière au portrait, de l’aquarelle au fusain –, mais aussi des poètes, des calligraphes, des coloristes ou des relieurs. Tous travaillaient sous la direction d’un artiste confirmé, qui assumait les responsabilités de conception, et d’un directeur d’atelier, généralement un clerc ou un bibliothécaire, qui gérait l’ensemble du processus de production et contrôlait la cohérence globale du contenu.

Les coûts élevés de maintien d’un atelier et les délais de production important des albums de qualité, faisaient de ceux-ci l’apanage quasi exclusif des dirigeants politiques. Toutefois, vers la fin du XVIe siècle, la fabrication et la collection des albums passèrent d’une prérogative largement royale à un phénomène urbain plus répandu, grâce à l’émergence de nouvelles classes de mécènes.

La fabrication de Muraqqa’ semble avoir été initiée dans les royaumes timourides au début des années 1400, probablement à Hérat à la cour de Baysunghur. Les rivalités entre les princes timourides s’exprimaient alors sous forme de compétition culturelle, notamment au travers du patronage artistique. Cette dynamique sociale était propice à la conception d’albums en tant qu’objets pouvant être exhibés, diffusés et surtout critiqués ou comparés au sein d’un groupe.

L’album devint par la suite le véhicule idéal pour le collectionnisme, ce qui explique sa popularité parmi les collectionneurs dans le monde islamique. Dès la fin du XVIe siècle il devint le format prédominant pour la peinture dans les Empires ottoman, safavide et moghol. Le caractère portatif de ces livres – dont la taille ne dépassait généralement pas celui d’un carnet – permit à l’album de remplacer en grande partie le manuscrit illustré de grande envergure des classiques de la poésie persane.

Ontologiquement, la nature même de l’album en faisait un objet voué à la circulation. Son contenu était rarement figé ; il se fragmentait et se recomposait au fil des transactions et des exigences des collectionneurs. Ainsi, l’album adhérait à une logique esthétique et matérielle qui encourageait sa propre segmentation et dispersion ; son accent cosmopolite a en outre assuré sa diffusion multidirectionnelle. Il n’est donc pas étonnant qu’un album moghol se soit retrouvé à Amsterdam entre les mains de Rembrandt.

La pratique du Muraqqa’ était également péripatéticienne grâce à l’importante mobilité des artistes en terre d’Islam. Cette circulation était tantôt imposée par le haut, comme lorsque les Empires ottoman ou moghol importèrent de nombreux artistes persans pour exalter leur cour ; pensons aux seize peintres ramenés par Sélim 1er après sa brève conquête de Tabriz en 1514, ou encore du retour en Inde de l’empereur Humâyûn, accompagné d’une large délégation de poètes et d’artisans, après son exil en terre safavide. Mais le plus souvent, le déplacement était volontaire : individus et albums voyageaient de ville en ville, d’atelier en librairie, de marchés en bibliothèques . Ce faisant, ils créèrent un réseau artistique transtemporel et multirégional. Une tradition littéraire et artistique fut transmise par ce biais et se chargea de lier culturellement entre eux les trois empires islamiques. À travers ce flux, les héritages culturels et les conventions picturales étaient adoptées puis adaptées en nouveaux genres et styles correspondant aux aspirations identitaires des autorités politiques, culturelles et religieuses du moment.

Le contenu des albums était tout aussi varié, offrant souvent des mosaïques de portraits formels et informels d’empereurs et de courtisans, de mystiques orientaux et de personnalités religieuses occidentales, mais également des mises en scène d’amoureux dans un jardin ou de cérémonies dans un cadre palatial, des études naturalistes d’animaux ou de plantes – principalement des fleurs – ou encore des schémas à visée pédagogique.

Alors que la tradition classique des manuscrits enluminés islamiques se concentrait sur des scènes plutôt encombrées avec un contenu narratif fort, la miniature directement destinée à l’inclusion dans un album privilégiait des scènes plus dépouillées, aux personnages moins nombreux, mais plus grands. Les scènes entièrement recouvertes d’illustrations avaient tendance à laisser place à des scènes partiellement peintes et à des personnages placés sur un fond uni.

À partir du milieu du XVIe siècle, furent produits pour les visiteurs européens de Constantinople, capitale cosmopolite, des « albums de costumes » contenant des portraits de types génériques représentant les différents groupes ethniques, socio-économiques, militaires ou bureaucratiques présents au sein de l’Empire ottoman. Une pratique similaire existait en Inde moghole ; les habitants de l’empire, habillés de leurs costumes traditionnels, étaient classés par type régional et ethnique ou par caste et profession. Enfin, toutes les cours conservaient des albums composés entièrement de portraits de personnages dans le but de les identifier avant des rendez-vous ou des négociations  – nombres d’entre eux, à l’image des saints dans l’art européen, portaient des objets qui leurs étaient associés pour faciliter leur identification.

Objets de luxe coûteux et prestigieux, les albums étaient souvent remis comme des présents pour marquer une étape importante dans la vie, comme l’accession au pouvoir d’un prince. De même, ils étaient offerts comme cadeaux diplomatiques entre souverains, qui les appréciaient en tant que véhicule de communication de leurs aspirations politiques et de leurs ambitions mondaines.

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