De l’économie dans l’art contemporain: entrepreneuriat, profit et critique
Article rédigé par Rui-Long Monico dans le cadre du séminaire « L’artiste comme entrepreneur » dirigé par Déborah Laks, professeur de l’Université de Genève et chercheur du CNRS. Mise en ligne le 15.06.2020.
L’artiste et le profit
Génie créatif œuvrant dans la solitude de son atelier, libre de toute contrainte matérielle et qui ne connaîtrait la fortune critique et commerciale que de manière posthume : la représentation romantique de l’artiste reste fortement ancrée dans l’imaginaire collectif. Déjà, le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883) se plaisait à voir dans l’Artiste la figure idéale de l’ouvrier non aliéné, travaillant par goût et selon ses propres modalités, sans jamais se soumettre aux pressions externes ; ainsi dans la société « post-capitaliste » de la parousie marxiste, tout travailleur jouirait d’un travail créatif idoine à celui d’un artiste.
Quid de la réalité?
Il existe dans le monde de l’art un puritanisme – bien souvent de façade – dans le rapport qu’entretiennent les artistes avec l’économie : nombre d’entre eux semblent effectivement accorder peu de place aux considérations d’ordre pécuniaire. S’intéresser à l’argent ou, pire, gagner de l’argent, est généralement mal perçu – phénomène qui tend à s’accentuer ces dernières décennies.
Bien qu’il soit possible de trouver des « spécimens » adhérant de manière orthodoxe à l’idée de désintéressement matériel, la vaste majorité des artistes cherche à développer carrière et réseau d’influence, respectivement à obtenir une légitimation, y compris commerciale. La production et la diffusion de l’art s’inscrivent ainsi dans un système socio-économique, tandis que la plupart des acteurs du domaine adoptent un comportement entrepreneurial, ou tout du moins acceptent les règles dudit système socio-économique.
Dans son article intitulé Le marketing de l’expressivité à New York au cours des années cinquante, l’historien de l’art Serge Guilbaut rapporte par exemple l’anecdote du peintre new-yorkais Franz Kline (1910-1962) [ill.1] qui, très exactement le 31 juillet 1958, s’acheta une Ford T’Bird neuve ; imposante et luxueuse voiture payée 4’609 dollars, une fortune pour l’époque. Pour l’artiste, cet acte était le symbole de son accession à la classe moyenne, de la transition d’une vie de bohème vers « l’American Dream ». Membre d’un groupe d’artistes relativement proche des penseurs trotskistes – l’expressionnisme abstrait – Franz Kline était peut-être le premier d’entre eux à s’embourgeoiser alors que le marché ouvrait ses portes à cette nouvelle esthétique. « L’artiste d’avant-garde pouvait enfin, comme tant d’autres, s’asseoir dans une de ces magnifiques machines que les publicités […] avaient fait miroiter depuis si longtemps au désir du nouveau consommateur » (Guilbaut).
Lorsqu’en 1998, Picasso Administration accorda au constructeur automobile français Citroën, pour une durée de vingt ans, une licence l’autorisant à utiliser le nom « Picasso » pour désigner l’un de ses modèles de voitures, certains se sont indignés – à l’image de Jean Clair, alors directeur du Musée Picasso à Paris. Les détails de la transaction sont restés confidentiels, toutefois, il se chuchote un montant de vingt millions d’euros en échange du droit de reproduire la signature du peintre et sculpteur espagnol sur les ailes avant des véhicules [ill.2&3], ainsi que le versement d’une redevance pour chaque voiture produite. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il fut reproché à Claude Picasso sa démarche par trop mercantile. Fils de l’artiste, il est le fondateur et directeur de Picasso Administration, une société à responsabilité limitée unipersonnelle gérant, pour le compte des nombreux héritiers, les droits liés à l’œuvre, au nom et à l’image du défunt ; considéré comme « l’héritage du siècle », ce patrimoine est estimé à dix milliards d’euros.
Mais cette marchandisation aurait-elle outré Pablo Picasso (1881-1973), fondateur du cubisme, ouvertement communiste et un temps proche des milieux trotskistes ? S’il prit sa carte au Parti communiste français au crépuscule de la guerre, un 5 octobre 1944, cela ne l’empêcha pas, moins de deux ans plus tard, d’accepter la proposition de l’hypercapitaliste marchand new-yorkais Samuel Kootz (1898–1982) de le représenter sur sol étasunien [ill.4]. Ce dernier était réputé pour sa manière plutôt agressive de vendre de l’art, voyageant de ville en ville, ses valises pleines de tableaux tel un colporteur. Samuel Kootz se vantait d’avoir imité certaines techniques de vendeurs de voitures ; ainsi n’hésitait-il pas à brader les œuvres invendues en fin d’année pour laisser place à une nouvelle collection. Sur l’insistance de Pablo Picasso, Samuel Kootz lui acheta en masse et à prix d’or des tableaux pour assouvir, outre-Atlantique, les appétits des collectionneurs fortunés ; ces toiles qui ne manquèrent pas d’inonder le marché de l’art étasunien étaient considérées, notamment par Bill Williams, directeur de la Downtown Gallery, comme « bâclées » et réalisées avec « cynisme ».
L’art et l’entreprise
Et quel intérêt peut porter l’économie – et plus précisément l’entreprise – pour l’art ? L’entreprise est une personne morale dont le but est ontologiquement commercial : par la production puis la vente de biens ou de services, un profit est recherché. Objectif a priori fort éloigné des préoccupations de l’art.
L’on pourrait arguer que les gratte-ciel qui hébergent les sièges des multinationales se sont désormais substitués à la verticalité jadis offerte par les flèches des cathédrales et les tourelles des seigneurs féodaux [ill.5]. Car le capital privé semble avoir durablement remplacé le Prince et l’Église comme principal pourvoyeur de fonds au bénéfice des Arts. Pour certaines entreprises, il s’agit d’un mécanisme d’optimisation fiscale, d’un outil marketing en vue d’accroître les ventes ou, plus rarement, d’un investissement spéculatif dans des actifs mobiliers. Pour d’autres, le gain attendu est immatériel : prestige, notoriété, soft power et, pour les plus imposantes, l’espoir de pouvoir inscrire une marque dans l’histoire civilisationnelle.
À cet effet, qu’elle soit commanditaire, mécène ou sponsor, l’entreprise – généralement par le biais de son bras philanthropique, la fondation d’entreprise – tend à privilégier l’art contemporain, tous pays confondus. Ce qui se vérifie dans les enchères, les artistes vivants les plus cotés bénéficiant presque systématiquement d’un soutien corporate.
Si la forme la plus fréquente de soutien est l’acquisition d’œuvres au profit des collections d’entreprises (la plupart des grands groupes en ont une), cela se traduit également par de l’aide à la production, des relais médiatiques, une assistance technique ou la mise à disposition de lieux d’exposition. Les exemples sont nombreux. La Deutsche Bank possède l’une des plus vastes collections d’art contemporain du monde [ill.6]. Philip Morris International fut le sponsor principal de l’exposition culte de Harald Szeemann When attitudes become form: live in your head (1969) à la Kunsthalle Bern [ill.7]. À Bruxelles, la maison de maroquinerie Hermès a quant à elle inauguré en 2000 « La Verrière » [ill.8], un espace dédié à la promotion de la relève en art contemporain.
En France, l’exception culturelle française a longtemps alimenté, chez de nombreux acteurs de la culture, une méfiance latente envers le secteur marchand. Par mimétisme, les artistes français furent singulièrement réticents à collaborer avec le monde de l’entreprise, incarnation du profit. Ainsi, dans la période de l’après-guerre, le mécénat entrepreneurial provenait majoritairement de régies publiques.
Renault – alors une entreprise étatique et « locomotive industrielle d’une France en pleine transformation » (Hindry) jusqu’à sa privatisation en 1990 – fit de sa politique de convergence entre art et industrie, une mesure de soutien à l’art contemporain. Jean Dubuffet (1901-1985), Jesús-Rafael Soto (1923-2005) ou encore Arman (1928-2005) reçurent des commandes pour aménager les bureaux ou mener des actions artistiques dans les usines du constructeur automobile, afin de stimuler les employés. Au-delà de l’aspect financier, Renault mit à disposition des artistes un soutien technique, logistique et humain : fourniture de pièces automobiles pour les expansions de César (1921-1998) [ill.9], expertise d’ingénieurs pour répondre aux problématiques techniques de Victor Vasarely (1906-1997), approvisionnement de Robert Rauschenberg (1925-2008) ou de Jean Tinguely (1925-1991) en résidus industriels pour leurs œuvres questionnant les débris de la société moderne. De manière analogue, Yves Klein (1928-1962) eut accès à l’équipement industriel de Gaz de France, établissement public aujourd’hui privatisé, pour réaliser ses Peintures de feu (1961) [ill.10].
Avec l’affaiblissement progressif de l’État français, le secteur privé est revenu sur le devant de la scène pour combler le vide laissé par l’appareil public. Deux hommes d’affaires, parmi les plus grandes fortunes mondiales, vont particulièrement se distinguer dans ce registre. François Pinault – fondateur du groupe Kering qui détient notamment les marques Gucci, Yves Saint Laurent, Boucheron, Bottega Veneta ou Alexander McQueen – et Bernard Arnault – PDG et actionnaire majoritaire du groupe LVMH qui détient notamment les marques Louis Vuitton, Dior, Givenchy, Tiffany & Co. ou Bulgari – nourrissent une rivalité tant économique que culturelle. Si leurs entreprises respectives se disputent les mêmes parts de marché dans le secteur de la haute couture et du luxe, les deux entrepreneurs ont également fait de leur passion pour l’art un outil stratégique, en témoignent, notamment, les moyens financiers et médiatiques mis à disposition de leurs institutions muséales privées, le Palazzo Grassi sis au bord du Canałasso de Venise et la Fondation Louis Vuitton sise dans le bois de Boulogne à Paris [ill.11].
L’artiste en tant que travailleur indépendant, en tant qu’entrepreneur
Considérons comme un travailleur indépendant l’artiste qui, sans être employé ou salarié d’autrui, est maître de ses conditions de travail – qu’il soit seul ou à la tête d’un atelier, aussi large soit-il. Afin de garantir la rémunération de ses activités et le respect de ses droits, de permettre la signature de contrats ou la reconnaissance de son travail comme étant une création artistique, tout artiste en tant que travailleur indépendant adopte une forme institutionnelle. Dans la mesure où il réalise des projets d’une certaine complexité, combinant des ressources variées, l’artiste est entreprise. Ateliers d’artistes du Quattrocento ou guildes d’artisans des villes hanséatiques, des artistes acquirent très tôt la structure juridique et l’indépendance financière qui leur permirent de gérer et de développer leurs activités avec une certaine autonomie. La production de l’artiste s’inscrivait, dès lors, directement « dans le jeu social et économique » (Menger), tandis que l’autodétermination ainsi acquise, tout en introduisant un risque additionnel de précarité, lui offrait une liberté relative dans le choix des commandes « pour pouvoir contrôler son circuit de revenu » (Greffe).
Il en était ainsi pour Gustave Courbet (1819-1877) qui organisait la vente de ses œuvres de gré à gré, court-circuitant ce faisant tant les marchands et leurs commissions que les mécènes et leurs desiderata. Sa démarche inspira le groupe des Batignolles [ill.12], association informelle de jeunes peintres d’avant-garde rassemblés autour d’Édouard Manet (1832-1883). Afin de contourner leur exclusion systématique des salons officiels, mais également pour prendre en main la vente et la promotion de leurs œuvres, ils fondèrent, le 27 décembre 1873, la Société anonyme coopérative des artistes peintres, sculpteurs et graveurs. Celle-ci tint son unique exposition du 15 avril au 15 mai 1874 dans les studios de l’écrivain et photographe Nadar (1820-1910), au Boulevard des Capucines 35, dans le neuvième arrondissement de Paris. Trente artistes y participèrent, parmi lesquels Camille Pissarro (1830-1903), Edgar Degas (1834-1917), Alfred Sisley (1839-1899), Paul Cézanne (1839-1906) ou encore Pierre-Auguste Renoir (1841-1919). L’exposition fut un échec retentissant qui provoqua la faillite et la dissolution de la société sept mois plus tard – échec en partie dû à l’hostilité des critiques d’art de l’establishment parisien. L’un d’entre eux, le journaliste Louis Leroy, serait d’ailleurs à l’origine du terme « impressionniste » quand, dans un article sarcastique, il tourna en dérision l’œuvre Impression, soleil levant (1872) [ill.13] de Claude Monet (1840-1926). Par voie de presse, ses confrères ne tardèrent pas à reprendre le bon mot pour appeler cet événement, péjorativement et contre l’avis des artistes, « l’Exposition des impressionnistes ». La déconvenue n’empêcha pas les désormais nommés artistes impressionnistes d’initier un changement de paradigme dans le monde de l’art et de connaître une fortune critique et commerciale considérable par la suite.
Un demi-siècle plus tard, les artistes Katherine Dreier (1877-1952), Marcel Duchamp (1887-1968) et Man Ray (1890-1976) reprirent l’idée et incorporèrent la Société Anonyme, Inc auprès du registre du commerce du New Jersey en avril 1920. Société Anonyme, Inc servit de courroie de transmission aux avant-gardes européennes sur le continent américain, organisant par exemple les premières expositions monographiques outre-Atlantique des cubistes Jacques Villon (1875-1963) et Fernand Léger (1881-1955) ou des expressionnistes Wassily Kandinsky (1866-1944) et Paul Klee (1879-1940).
Aujourd’hui comme hier, lorsque l’artiste connaît le succès, bien souvent, il va s’organiser et s’appuyer sur un « système proche de celui de l’entreprise [en] dirigeant des équipes complètes d’assistants techniques et administratifs [pour gérer] les commandes et les appels à projets » (Laks). Prospection de la clientèle, levée de fonds, création de sociétés par actions, organisation rationnelle de la production, recherche spéculative d’un profit différé dans le temps… l’on peut observer que les démarches opérées à cette occasion se calquent sur celles d’une société commerciale. Comme l’entrepreneur, l’artiste prend des risques financiers et en recueille les éventuels bénéfices économiques ; la constitution d’une personne morale s’avérant d’ailleurs un véhicule juridique efficace pour transférer les risques liés aux importants coûts de réalisation de certaines œuvres. Stéphane Sauzedde, directeur de l’ESAA, cite ainsi l’exemple du plasticien vendéen Fabrice Hybert (*1961) qui, en 1994, créa une Sàrl « pour pouvoir produire efficacement des œuvres complexes au montage financier délicat ». Connu pour le gigantisme de leurs œuvres [ill.14], le couple d’artistes conceptuels Christo (1935-2020) et Jeanne-Claude (*1935) eut également rapidement besoin de disposer d’une structure entrepreneuriale aux « reins » suffisamment solides pour mener à bien leurs projets. Ainsi, durant presque cinq décennies, la Christo Vladimirov Javacheff Corporation (CVJ) fut responsable du financement des coûteuses installations éphémères – travaux d’ingénierie, logistique, salaire des ouvriers… –, notamment en négociant les lignes de crédits auprès des banques.
Dans certains cas, pour générer des fonds, l’artiste peut être amené à gérer une ou plusieurs opérations commerciales annexes à son activité artistique – restauration, événementiel, production et vente de vêtements, loisirs, etc. En 1966, l’artiste Ian Baxter (1937-2017) et son épouse Ingrid fondèrent N.E. Thing Co (prononcer anything) à Vancouver. En créant cette société de capitaux, l’intention de Ian Baxter était d’émanciper son art de tout contexte marchand en cessant de dépendre de la « charité » de ses soutiens, qu’ils soient mécènes, sponsors, galeristes ou collectionneurs. Constitué comme une holding, N.E. Thing Co fut à l’origine de nombreuses initiatives dont Eye Scream, restaurant expérimental qui fit rapidement faillite, mais surtout de N.E. Photo Lab. Ce laboratoire photographique professionnel connut un certain succès et servit de catalyseur au renouveau de la photographie conceptuelle opérée par l’École de Vancouver et des artistes comme Jeff Wall (*1946) et Rodney Graham (*1949) [ill.15]. Plusieurs siècles auparavant, le peintre et graveur vénitien le Titien (1488-1576) détenait déjà, au travers de l’équivalent de l’époque d’une holding, des intérêts dans toute une série d’ateliers actifs dans des domaines connexes (menuiserie, orfèvrerie, tapisserie) ; sorte de consolidation horizontale au bénéfice de son activité d’artiste.
J’ai évoqué plus haut le glissement du pouvoir de l’élite aristocratico-cléricale vers une élite bourgeoise-marchande, au fur et à mesure que le libéralisme devint l’idéologie dominante dans la sphère occidentale. Le contexte actuel de prééminence de l’économique tant sur le politique que sur le culturel/cultuel semble expliquer l’attrait de la figure de l’entrepreneur dans l’imaginaire collectif. Les self-made milliardaires Richard Branson, Steve Jobs ou Elon Musk jouissent aujourd’hui de la même fascination qu’auraient jadis exercé Saint Thomas d’Aquin, le cardinal de Richelieu ou le chancelier Bismarck. Il n’est donc pas surprenant de voir des artistes aller au-delà de la création d’une simple entreprise – « matrice sociale » (Greffe) de leurs conditions de production – en épousant d’une part les méthodes, les structures, les objectifs d’une véritable société commerciale et, d’autre part, les attributs symboliques de l’entrepreneur. L’on peut d’ailleurs observer une similitude entre la concurrence que se livrent les entreprises entre elles et les artistes entre eux. Cette course effrénée vers la différenciation et l’originalité, cette obsession pour la nouveauté et la reconnaissance, témoignent d’une conception très saint-simonienne de l’avant-garde, qu’elle soit économique ou artistique.
En lisant l’analyse de Christian Boltanski (*1944) sur « la figure héroïque du directeur habité par la volonté de faire croître sans limites la taille de la firme de façon à développer une production de masse, reposant sur des économies d’échelle, sur la standardisation des produits, sur l’organisation rationnelle du travail et sur des techniques de marketing », je ne peux m’empêcher de penser à Andy Warhol (1928-1987). Certainement la figure artistique la plus commentée – la plus excessive ? – du mariage entre art et entrepreneuriat, ce dernier, à l’apogée de sa carrière, écrivit en 1975 : « Business art is the step that comes after art. I started as a commercial artist, and I want to finish as a business artist. After I did the thing called « art » or whatever it’s called, I went into business art. I wanted to be an Art Businessman or a Business Artist. Being good in business is the most fascinating kind of art. » Assumant pleinement cette démarche hybride, Andy Warhol fonda successivement de nombreuses sociétés commerciales – The Office, Andy Warhol Enterprises Inc, The Factory… – qui auront comme dénominateur commun d’être très rentables ; répondant ce faisant au désir de l’artiste de gagner beaucoup d’argent, très rapidement, en vendant un maximum d’œuvres [ill.16]. « L’art des affaires est bien plus intéressant que l’art de l’art », affirmait-il régulièrement…
Le 3 juin 1968, l’intellectuelle féministe Valerie Solanas – mue par sa mission anti-patriarcale d’éliminer tous les hommes de la surface de la Terre – tire trois coups de feu à bout portant sur Andy Warhol, le laissant dans un état critique [ill.17]. À l’automne de la même année, encore convalescent de la tentative d’assassinat, l’artiste sortit de l’hôpital pour se rendre dans ses bureaux flambants neufs d’Union Street. Il y trouva ses collaborateurs, comme autant d’automates anonymes, en train de produire des films en son nom, de vendre ses toiles aux plus offrants ou de signer de juteux contrats et commissions. En son absence, le business Warhol était resté efficient, n’avait cessé de fabriquer de l’art et surtout, de générer de l’argent par tous les moyens imaginables. Pour gagner beaucoup, il faut produire beaucoup, comme une machine – quoi de mieux que de tout déléguer à plus efficace que soi ? À cet instant, Andy Warhol comprit qu’il avait réussi son coup de maître, celui de rationaliser « ce détachement entre l’artiste et son œuvre [afin de réaliser] son désir de ne pas être autre chose qu’un chef d’entreprise ou un propriétaire » (Greffe). C’était l’aboutissement d’une expérience commencée en 1963 lorsqu’il ouvrit The Factory. Scène de performances artistiques, studio de cinéma, salle de répétition pour le groupe protopunk Velvet Underground (qu’il produisait) – tantôt lieu de réception mondaine, tantôt squat pour toxicomanes et autres marginaux [ill.18] –, The Factory était avant tout un atelier-usine inscrivant le travail de l’artiste dans une logique de production quasi industrielle, bénéficiant de méthodes de reproduction sophistiquées et opérée par une armée d’assistants.
Ainsi, je propose de segmenter en trois plans distincts, la réappropriation par Andy Warhol des mécanismes et instruments du monde entrepreneurial.
En tant qu’artiste, il endossa – fort bien – le costume du capitaine d’industrie. Nul désir pour lui d’interroger les problématiques économiques de la société néo-libérale : ce rôle lui semblait simplement être le moyen le plus pragmatique d’arriver à ses fins artistiques. Son approche aura le mérite de décomplexer ce mode de travail : nombre d’artistes à succès se retrouvent aujourd’hui à la tête d’ateliers ressemblant plus à des startups technologiques qu’à un repaire de rebelles et de bohémiens. Je pense spécifiquement aux artistes Tomás Saraceno (*1973), Jeff Koons (*1955) ou Olafur Eliasson (*1967), tous plus concepteurs qu’artisans dans l’âme. Dans un entretien, ce dernier, artiste contemporain islandais, évoquait que ses journées se résumaient souvent à enchaîner des réunions (cinq à huit par jour) et à gérer administrativement ses nonante employés [ill.19].
Ensuite, il y a cette fascination d’Andy Warhol pour le mythe du « rêve américain », notamment dans la composante qui voit dans la prospérité économique la clé de la réalisation individuelle. Ce mythe lui fournira les sujets de ses peintures et de ses photographies, de ses installations et de ses films. À l’instar de nombres de praticiens du pop art, en choisissant pour motif de ses œuvres des simulacres de biens de grande consommation (boîtes de soupes Campbell, boîtes de conserve Del Monte, ketchup Heinz…), Andy Warhol glorifiait cette société de consommation américaine qui aurait selon lui gommé – je dirais nivelé par le bas – les différences sociales. Avec l’abondance de produits universellement consommés et vendus à des prix dérisoires, les Étasuniens se seraient retrouvés liés dans une même réalité, quels que soient leur classe sociale ou leur niveau de revenu. La marchandise, après avoir été fabriquée et commercialisée, aurait progressivement envahi « tout l’espace social en se déclinant à l’infini » (Barrientos). Andy Warhol était particulièrement séduit par la marque Coca-Cola [ill.20] qu’il savait être populaire dans toutes les strates de la société : le Coca bu par le Président, par une starlette d’Hollywood ou par un SDF au coin de la rue étant strictement le même, aucune somme d’argent ne pourrait vous procurer un meilleur Coca.
Enfin, la méthode de création d’Andy Warhol questionne amplement les notions d’unicité, d’auctorialité voire d’authenticité habituellement associées aux œuvres d’art. Produites en série, souvent de manière identique, ces œuvres peuvent-elles être considérées comme uniques? Produites par des tiers selon des processus standardisés, ces œuvres peuvent-elles être considérées comme provenant de l’auteur Andy Warhol (rappelons que sa propre signature était apposée par ses assistants sur les tableaux)? Reproduisant parfois fidèlement des images piochées dans les journaux et magazines, ces œuvres peuvent-elles être considérées comme d’authentiques créations? D’ailleurs, qu’aurait pensé l’artiste de cette publicité de l’entreprise japonaise Canon qui, reproduisant son tableau Four Marilyns (1962), se vantait de vendre des photocopieuses capables de réaliser des copies conformes?
D’une certaine manière, Andy Warhol n’est que le reflet des profondes transformations du mode de production des biens matériels ; processus amorcé lors de la Révolution industrielle et qui vit le système économique évoluer, d’une société à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle. Automatisation, standardisation, Taylorisme (organisation scientifique du travail), Fordisme (travail à la chaîne), désintermédiation, anonymisation du créateur… les nombreuses innovations techniques et conceptuelles successives influencèrent d’ailleurs plus d’un artiste.
Ainsi, le peintre et photographe hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946), enseignant à la Staatliche Bauhaus Weimar puis au New Bauhaus Chicago (aujourd’hui IIT Institute of Design), prit appui sur les progrès de l’industrialisation pour prôner un travail artisanal collectif censé remplacer la création personnelle d’un artiste unique et génial. Il y avait dans sa démarche une volonté de démocratisation et d’universalisation de l’art ; selon Germano Celant, directeur de la Fondazione Prada, il s’agissait de « faire de l’art un vecteur de transmission de l’esthétique, du savoir et de messages capables de toucher toutes les cultures ». D’autre part, pour László Moholy-Nagy, l’œuvre d’art devait être produite en série et intégrer en amont, lors de la phase de réflexion sur la création, une étude de faisabilité et un calcul du prix de revient. Ces principes artistiques furent théorisés dans son ouvrage The New Vision (1928) et maintes fois expérimentés, notamment au travers de ses fameuses Telefonbilder [ill.21]. Séries de peintures à l’émail sur acier, les Telefonbilder furent produites par la manufacture de panneaux signalétiques Stark & Reise en utilisant des couleurs standardisées et une grille. Suivant un dispositif qui lui rappelait le jeu d’échecs par correspondance, László Moholy-Nagy communiquait ses instructions par téléphone au contremaître de l’usine – tous deux disposaient d’une feuille de papier grillagée et numérotée, l’artiste indiquant à son interlocuteur le numéro de la case et la couleur à utiliser.
Cette démarche de procuration de l’auctorialité inspira la vaste série de White Paintings (1951) [ill.22] de l’artiste Neo-Dada Robert Rauschenberg. Tableaux monochromes blancs, ils furent parfois peints (ou repeints lorsque le blanc commençait à jaunir) par des tiers – qu’ils soient amis, assistants, artistes renommés comme Brice Marden ou Cy Twombly, ou employés des musées présentant l’œuvre – ayant reçus de la part de l’artiste des instructions précises quant aux dimensions et aux pigments à utiliser.
À la même époque, Giuseppe Pinot-Gallizio (1902-1964), membre fondateur de l’Internationale situationniste d’obédience marxiste, élabora ce qu’il appelait sa Pittura industriale (1959) [ill.23], soit des rouleaux de toile peints par une machine conçue par ses soins et dont la mécanique scabreuse offrait des résultats aléatoires, fruits du hasard. Une fois peinte, la toile était ensuite coupée et vendue « au mètre » à la manière des papiers peints selon les désirs de la clientèle. La transaction s’opérait généralement de gré à gré, voire dans des petites boutiques ou de grands magasins, mais jamais dans des galeries d’art. Acte militant, véritable « progrès technique » concomitant à une « destruction de l’objet pictural » selon les termes de l’écrivain Michèle Bernstein, cette « peinture industrielle » dont le prix de revient insignifiant appelait un prix de vente tout aussi dérisoire, avait pour but de démystifier l’art en noyant le marché d’œuvres sans valeur économique. Giuseppe Pinot-Gallizio ne se voyait donc plus comme un peintre, mais comme l’inventeur d’un procédé dûment breveté, comme un contremaître veillant au bon fonctionnement de son « usine », comme un entrepreneur diffusant massivement son produit dont la reproduction était strictement interdite.
Si l’artiste se rapproche de l’entrepreneur par la manière d’envisager la prise de risque, de prendre en compte la recherche et le développement de projets ou de commercialiser le fruit de son travail, dans certains cas l’artiste devient lui-même, par transsubstantiation, sa propre entreprise.
Invité sur le remix du titre Diamonds from Sierra Leone (2005) du rappeur Kanye West, Jay-Z (*1969) scandait « I’m not a businessman, I’m a Business, man ». Le distinguo, signifié par la ponctuation, est vite clarifié au regard de la biographie du natif de Brooklyn. Gangster et dealer de crack durant son adolescence, il connaît quelques années plus tard un considérable succès critique et commercial, devenant l’un des artistes de hip-hop les plus cotés de sa génération. Paradoxalement, Jay-Z – musicien à la prolifique carrière et désormais milliardaire en dollars –, a construit l’essentiel de sa fortune en tant qu’homme d’affaires, en créant des entreprises dans des domaines aussi variés que le prêt-à-porter, le streaming musical [ill.24], le sport, l’alcool ou le cinéma. Notons que ses projets entrepreneuriaux ont pour dénominateur commun d’avoir été pensés puis concrétisés autour de sa personnalité artistique, respectivement de son œuvre artistique.
Dans le monde des arts plastiques, le japonais Takashi Murakami peut être considéré comme ayant un statut similaire. De manière idoine, mais à un degré maximaliste, il a multiplié les activités entrepreneuriales jusqu’à complètement brouiller les lignes entre l’artistique et l’économique. Ainsi, l’écosystème patiemment construit par Takashi Murakami comprend aujourd’hui une dizaine de galeries d’art, une foire d’art contemporain, un studio de production audiovisuelle, des cafés et restaurants ou encore des boutiques vendant d’innombrables produits dérivés de ses œuvres ; chaque initiative étant dûment estampillée de la touche artistique, de la « marque » de l’artiste. Forte de cent vingt employés et présente sur trois continents, la holding multinationale Kaikai Kiki Co., Ltd [ill.25], présidée par Takashi Murakami, a pour mission de superviser son empire commercial et d’en garantir la conformité conceptuelle et artistique.
L’artiste et l’entreprise critique
Tel que défini par l’économiste français Thomas Piketti, le capitalisme des sociétés trifonctionnelles est caractérisé par un ordre social divisé en noblesse d’épée « bellatores », noblesse de robe « oratores » et tiers état roturier « laboratores ». En Europe, ce capitalisme d’Ancien Régime fut remplacé à l’aube de la Modernité par un capitalisme marchand autorisant l’enrichissement « terrestre » d’une bourgeoisie grandissante et émancipée de l’impératif transcendantal.
En réaction à cette profonde mutation idéologique, nombreux sont les artistes qui fondèrent leur pratique artistique comme une opposition, frontale ou symbolique, à l’essor de la variante « libérale » du capitalisme. Ils furent accompagnés sur le plan des idées par des universitaires et des historiens de l’art, à l’exemple de Walter Benjamin (1892-1940), maître penseur de l’École de Francfort, qui considérait le libéralisme économique comme son ennemi. Sa doctrine sera perpétuée puis recyclée par une large cohorte de théoriciens. Parmi eux, pensons aux philosophes freudo-marxistes Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) ; tous deux voyaient en l’artiste « un agent de protestation contre le capitalisme marchand » (Menger) et entretenaient le fantasme que l’Art, par essence, est réfractaire à toute domestication par l’économie.
Dominante dans les cercles culturels officiels en Occident, cette critique de la superstructure capitaliste connut de nombreuses formes artistiques. Le recours au détournement, à la réinterprétation ou à l’appropriation des codes, du langage, des processus et autres spécificités du monde de l’économie y est récurrent.
En 1919, un dentiste proposa à un Marcel Duchamp alors en difficulté financière, de régler sa note en nature. En effet, le Dr. Daniel Tzanck – par ailleurs enthousiaste collectionneur d’art moderne – était réputé pour soutenir les jeunes artistes prometteurs de l’avant-garde parisienne, par exemple en acceptant des œuvres d’art comme paiement à ses consultations dentaires. En l’occurrence, dans l’un de ces gestes dadaïstes qui le caractérisent, Marcel Duchamp lui remit un chèque d’un montant de 115 dollars (le Tzanck Check [ill.26]), visuellement parfaitement analogue à n’importe quel autre chèque de l’époque. Entièrement dessiné au crayon et validé par un coup de tampon « original », le chèque était en outre censé être émis par The Teeth’s Loan & Trust Company Consolidated – établissement sorti de l’imagination de l’artiste et dont le nom pastichait les institutions financières de Wall Street.
Proche du mouvement fluxus, l’artiste français Robert Filliou (1926-1987), ancien employé de la Banque mondiale et fin connaisseur des sciences économiques, détourna l’iconographie des économistes – tableaux, graphiques, courbes de croissance… – dans des œuvres qu’il voulait humoristiques.
Plus téméraire, l’artiste Minerva Cuervas (*1975) entame en 1998 à Mexico un projet artistique multimodal à forte consonance anarchiste intitulé The Mejor Vida Corp ; il consiste à lutter contre le « système » via des microactions comme la mise à disposition gratuite de contrefaçons de tickets de métro ou de cartes d’étudiant pour que tout un chacun puisse voyager ou bénéficier des rabais habituellement réservés aux universitaires. Minerva Cuervas procède également au collage – à l’insu des supermarchés qui en seront victimes – de faux codes barres sur les produits alimentaires de base pour en faire baisser le prix de vente.
Cette appropriation des signes vernaculaires de l’entrepreneuriat va parfois plus loin, jusqu’à devenir une « superfiction » – pour reprendre le concept inventé par l’artiste écossais Peter Hill (*1953) – quand l’œuvre d’art simule si bien le projet commercial qu’il est difficile de la déceler. Ainsi, en 1982, l’artiste conceptuel bernois Res Ingold (*1954) fonde Ingold Airlines, une compagnie aérienne fictive. Incorporée en société anonyme (Aktiengesellschaft) en 1996, son siège social est situé à Cologne et ses buts statutaires prévoient des activités restreintes au transport aérien international. Pourvue de tous les aspects extérieurs de légitimité, Ingold Airlines s’est dotée d’un logo, d’un slogan (More than miles) et d’une identité visuelle complète qui sera progressivement déployée sur un grand nombre de supports de communication : uniformes d’hôtesse de l’air, goodies, produits détaxés, containers pour cargos, conditions générales, cartes des destinations proposées… Par sa participation à des foires professionnelles, par la publication de ses comptes et rapports annuels, par la diffusion de newsletters, vidéos de présentation et publicités [ill.27], ainsi que par la mise en ligne d’un site Internet (www.ingoldairlines.com), le plus grand flou est savamment entretenu quant à la réalité des activités de la société. Toutefois, Ingold Airlines s’avère n’être qu’une façade, une œuvre conceptuelle réalisée par un passionné d’aviation qui aura transporté plus d’idées que de personnes. Questionnant la sémiotique propre aux sociétés commerciales, Ingold Airlines fait peut-être aussi écho aux escroqueries récurrentes d’entreprises factices soutirant argent et informations à des clients dupés par la reluisante et crédible apparence d’une coquille vide. Mentionnons l’existence d’un quasi-homonyme, Ingold Aviation GmbH, société zurichoise inscrite au registre du commerce zurichois en 2017 et vraisemblablement « réellement » active dans le domaine de l’aviation.
Chercheur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Rose Marie Barrientos utilise le terme « d’entreprise-critique » pour désigner les œuvres d’artistes qui, à l’instar de Res Ingold, envisagent l’entreprise comme une forme de création à part entière. Terrain d’analyse, d’expérimentation ou de dénonciation du capitalisme libéral, « pour les entreprises critiques, le modèle économique représente à la fois un mode de pratiquer l’art et un moyen de problématiser la question économique. En s’appropriant l’identité de la structure économique et en manipulant son idiosyncrasie, les entreprises critiques sont à même d’en révéler les failles et de proposer une nouvelle version de l’entreprise contemporaine. Ses modes de fonctionnement sont réévalués et reformulés selon des critères esthétiques, éthiques et sociaux. » [Barrientos]
En octobre 1971, Tina Girouard (1946-2020) et Gordon Matta-Clark (1943-1978) fondèrent FOOD, entreprise-critique prenant la forme d’un restaurant exploité par des artistes et situé dans le quartier de Soho à New York [ill.28]. Réputé onéreux et de piètre qualité gastronomique, le lieu se voulait avant tout un espace d’échange et de créativité, se souciant peu des habituels critères de succès d’un restaurant. Projet artistique, mélange de performances et d’art narratif, FOOD était « un lieu de rencontres offrant nourriture et travaux aux artistes – une expérience collective inédite, bref un lieu de communion culinaire, où se nourrir redevenait un événement créatif et festif » [Costes]. Les menus étaient l’occasion d’innover. Outre les pièces purement artistiques comme les Matta-Bones, plat composé d’os qui étaient transformés après le repas en collier par le joaillier Hisachika Takahashi (*1940), l’on y servait – témoignage de l’esprit visionnaire du lieu –, des sushis, des plats végétariens ou des légumes de saison. Toute l’intelligentsia avant-gardiste new-yorkaise s’y pressa à l’image des artistes conceptuels Donald Judd (1928-1994), Robert Rauschenberg ou John Cage (1912-1992) qui y créèrent des repas pour ce « théâtre de nourriture » [Matta-Clark]. Initié sur une base utopique et communautaire, FOOD connut une fin mercantile. Le succès venant, Matta-Clark pensa un temps vendre le concept au marchand d’art Leo Castelli (1907-1999), dont la femme et associée se vantait de prendre les artistes « quand ils sont jeunes et bon marché [pour] les rendre célèbres et chers » [Barak]. Mais ce sera finalement à un groupe d’investisseurs externe au monde de l’art que les artistes fondateurs – désormais désintéressés par le projet au vu du travail conséquent nécessaire à son bon fonctionnement – remirent le restaurant, moins de trois ans après l’ouverture. Les nouveaux propriétaires gardèrent le nom, mais en changèrent l’esprit ; FOOD devint un établissement chic et respectable, en ligne avec la rapide gentrification du quartier.
FOOD préfigura les multiples artist-run spaces qui ont éclos dans les centres urbains ; espaces autogérés par les artistes et leur entourage, ils sont tout à la fois lieu de vente et d’exposition, de partage et de restauration. En Suisse romande, citons l’initiative de l’artiste Anne Minazio, l’Espace HIT dans le quartier des Grottes à Genève, la résidence d’artistes Embassy of Foreign Artists aux Acacias, toujours à Genève, ou encore le projet de Catherine Monney Locus solus qui rapproche arts plastiques et littérature, situé dans le quartier du Malley à Lausanne.
Pour d’autres, l’entreprise-critique est l’occasion d’une bataille tantôt symbolique, tantôt réelle contre des multinationales jugées néfastes. Pour mener le combat, ces artistes adaptent et retournent les stratégies et les instruments entrepreneuriaux – branding, marketing, circuits de production, outils juridiques, propriété intellectuelle, recherche & développement… – pour battre leurs « opposants » à leur propre jeu. Tous les moyens sont bons pour tenter de saper, parodier et saboter le « système ».
Sur ce terrain-là, l’artiste néoconceptuel flamand Wim Delvoye (*1965) se présente comme un activiste particulièrement subversif, dont la démarche à la fois punk et jusqu’au-boutiste permet de dénoncer, par l’absurde ou le sarcasme, les dérives de l’économie de marché et du capitalisme mondialisé. Pour ce faire, sa pratique très éclectique emploie un large éventail de moyens d’expression. Son site Internet (www.wimdelvoye.be), qui vaut la peine d’être minutieusement exploré, affiche en page d’accueil une ville – dessinée en perspective isométrique de type SimCity [ill.29] – dont chacun des bâtiments pointe vers l’un des principaux faits d’armes de l’artiste.
Wim Delvoye est particulièrement célèbre pour son installation Cloaca qui représente un système digestif géant et tout à fait fonctionnel [ill.30], et dont le propriétaire est Cloaca Investments Limited, société émettant actions et obligations factices. Surnommée « machine à caca », Cloaca a été conçue en collaboration avec des scientifiques et des ingénieurs, avec tout le sérieux d’un laboratoire de biochimie, afin de reproduire mécaniquement le processus de la digestion humaine. Imposante installation de douze mètres de long pour trois mètres de large et deux mètres de haut, Cloaca est composée de six cloches en verre – contenant différents sucs pancréatiques et intestinaux, bactéries et enzymes, acides et ferments… – reliées entre elles par une série de tubes, tuyaux et pompes. Supervisée par des moyens informatiques, la machine, maintenue à la température du corps humain (37,2 °C), ingère deux fois par jour des aliments – fournis par un traiteur et parfois par de grands chefs ayant composé des menus à son intention – qui subiront une digestion de 27 heures avant de produire de véritables excréments. Les étrons sont ensuite emballés sous vide et marqués d’un logo Cloaca pastichant alternativement ceux de Ford, Mr. Propre ou Durex, puis mis en vente au prix de l’or (soit environ 1’000 dollars pièce). De l’aveu du créateur même, l’appareil a été créé pour être « inutile, nuisible au besoin, coûter très cher et rapporter beaucoup ». Critiquant ouvertement l’industrie agroalimentaire, Wim Delvoye a cependant reçu diverses propositions d’acteurs majeurs du secteur, intéressés par sa machine et souhaitant y tester leurs produits ; l’artiste aurait apparemment refusé toutes les offres.
À l’inverse, d’autres mènent leurs combats avec toute la respectabilité des instruments institutionnels. Ainsi etoy.CORPORATION SA, constituée en société anonyme en 1994 et domiciliée à Zoug, est une entité créée par des artistes suisses pour créer, contrôler, protéger et promouvoir des actions culturelles, notamment par le biais de financements. Leur fait d’armes le plus légendaire est la bataille juridique de longue haleine qu’ils remportèrent contre l’entreprise de eCommerce étatsunienne eToys Inc, distributeur de jouets pour enfants. Surnommée « Toywar », cette véritable guerre économique commença en novembre 1999 avec une offre formelle de 516’000 dollars pour le rachat du nom de domaine www.etoy.com faite par eToys Inc à etoy.CORPORATION SA, qui en était le détenteur légal depuis deux ans. Cette dernière ayant refusé l’offre, le site www.etoy.com fut fermé suite à une injonction provisionnelle ordonnée par un tribunal de Los Angeles, tandis que la société suisse fut l’objet d’une action en justice aux États-Unis. En substance, eToys Inc accusait etoy.CORPORATION SA de concurrence déloyale, de détournement de marque, de fraude économique, d’opération boursière illégale, de contenu pornographique, de comportement obscène et d’activité terroriste (!). etoy.CORPORATION SA riposta par le biais de sa base d’activistes, constituée d’adolescents et de hackers, de professeurs et d’artistes, d’avocats et de journalistes sympathisants. S’ensuivirent d’innombrables démarches, de la plus légitime à la plus illégale, visant à contrer « l’agression » à tous les niveaux. Piratages informatiques, contre-procès, harcèlements, menaces, infiltrations, sites Internet de soutiens (plus de 250), lettres aux politiques, alertes aux investisseurs ainsi qu’à l’organe de surveillance du commerce (la Federal Trade Commission) et articles de presse (plus de 300, y compris dans le New York Times, le Wall Street Journal, Le Monde, CNN…) se multiplièrent en défense de la liberté d’expression des artistes, jusqu’à mettre à genoux la multinationale qui renonça à sa plainte en février 2000. Durant les huitante et un jours que dura la Toywar, l’action d’eToys Inc (code mnémonique ETYS) chuta de 67 à 15 dollars au NASDAQ, soit une perte de quatre milliards et demi de dollars de capitalisation boursière qui laissa la société étasunienne exsangue et pratiquement ruinée. etoy.CORPORATION SA – qui récompensa les 1’798 militants actifs durant l’opération en distribuant à chacun d’entre eux des actions avec droits de vote – se targue d’avoir initié la performance artistique la plus coûteuse de l’histoire de l’art. Un mois plus tard, la bulle spéculative technologique (la dot-com bubble) éclata et mit en faillite eToys Inc.
L’entreprise comme œuvre conceptuelle performative
Dans son recueil de mémoires intitulé Souvenirs d’un marchand de tableaux et publié en 1936, Ambroise Vollard (1866-1939) – galeriste de Paul Cézanne, Paul Gauguin, Vincent van Gogh, Henri Matisse et Pablo Picasso – considérait que désormais « tout [était devenu] matière à spéculation », y compris, et surtout, l’art. De son temps, il vit le collectionneur d’art devenir progressivement un investisseur dont la préoccupation principale était l’achat bon marché de ce qui pouvait se revendre bien plus cher, quelques mois ou années plus tard. Ce spéculateur de l’art pariait ainsi « sur la hausse des prix de certains auteurs comme s’il s’agissait des chevaux aux courses » (Saint-Raymond), et ce, sans se soucier des mérites artistiques de son acquisition.
Comme en d’autres lieux et périodes, l’on peut observer qu’au XXe siècle le marché de l’art occidental a rigoureusement suivi la trajectoire de l’économie. La transition qui vit le capitalisme industriel/entrepreneurial s’effacer au profit du capitalisme financier fut actée dès les années 1970. Marquée par le règne hégémonique de la bourse dans la valorisation des actifs, la financiarisation de vastes secteurs de l’économie toucha bien entendu le monde artistique. L’œuvre d’art devint un produit financier comme un autre, dont la valeur fluctue désormais au gré des humeurs du marché.
Pour faciliter les transactions, l’objet « œuvre d’art » peut être divisé en parts sociales, ceci afin de mieux répondre aux attentes des gestionnaires de fortune ravis d’avoir une nouvelle classe d’actifs pour diversifier les portefeuilles de leurs clients. Bien souvent, l’éphémère détenteur de ces « fractions » d’œuvre d’art, si peu intéressé par la matérialité de son acquisition, « n’achète plus un tableau comme un titre, mais comme une espérance de variation de ce titre » (Greffe).
Les artistes les plus en vue ne se sont pas gênés pour utiliser ces instruments et pratiques financières à leur profit, à l’instar de Damien Hirst (*1965), lauréat du Turner Prize et prolifique membre des Young British Artists, qui intervient régulièrement sur les marchés primaires et secondaires pour spéculer et faire monter sa cote.
« À l’heure où le marché de l’art faisait de l’art un investissement, certains artistes firent de l’investissement un art » (Cras), phénomène largement conceptuel et autoréférentiel. L’essor de Wall Street, dans la réalité des échanges économiques et dans l’imaginaire collectif, a par exemple inspiré l’artiste et théoricien Dan Graham (*1942) pour son œuvre INCOME (Outflow) PIECE (1969), pour laquelle il incorpora sa propre société de capitaux (Dan Graham Inc) et se mit à vendre des parts sociales (actions) à des particuliers – pas toujours au courant de sa démarche – par le biais de petites annonces dans les journaux.
Plus radical encore, l’artiste irlandais naturalisé étatsunien, Les Levine (*1935), endossa les habits du boursicoteur et se mit à investir son propre argent en acquérant des titres d’entreprises qu’il avait au préalable longuement analysées. Les actions étaient ensuite revendues dans un but spéculatif tandis que le résultat de l’investissement était rendu public, l’artiste s’engageant ainsi « dans la sphère du risque financier et de l’exposition publique réservée habituellement aux hommes d’affaires et aux entrepreneurs » (Cras). Il est essentiel de mentionner que Les Levine « faisait du profit une condition pour la validité artistique » (Cras) de ses œuvres, comme lorsqu’entre 1962 et 1967 – dans un effort d’émulation des mécanismes de la consommation de masse – il vendit, au prix de 1.25 dollar pièce, des milliers de « disposable ». Bibelot en plastique sans intérêt et produit à la chaîne par des machines, le disposable de Les Levine allait à l’encontre de l’idée que l’art était fait d’objets uniques et précieux.
« Dans un contexte marqué par l’interchangeabilité des signes marchands et des signes artistiques » (Baqué), certains artistes décident de s’immiscer dans l’économie réelle et de produire de l’art via la création et la gestion d’une opération entrepreneuriale classique ; celle-ci pouvant tout à fait être légitime et viable si on lui ôte son caractère artistique. Dépassant le simulacre, le pastiche ou la critique, ils abordent la notion d’entreprise ou d’activité économique d’un point de vue de l’immersion, démarche conceptuelle d’entrée dans le réel. Cette « entreprise opératoire fonctionnant voire même prospérant dans l’économie générale » (Wright), est ainsi expérimentée, fondée, vécue intégralement par l’artiste et serait une sorte de représentation performative dont le degré de mimétisme est maximal.
Dans les années 1970, l’artiste Bernard Brunon (1948) quitta la France pour s’installer à Houston, poumon économique de l’État du Texas. Il y incorpora une société commerciale active dans le domaine de la peinture en bâtiment et portant la raison sociale That’s Painting!. Pour ce faire, bureaux et entrepôts furent loués, des employés engagés, du matériel et des camionnettes professionnelles achetées.
Concrètement, l’entreprise s’engage à exécuter un cahier des charges émis par son client et détaillé dans un contrat, document qui inclut un coût forfaitaire – les prix sont établis selon les tarifs en vigueur sur le marché – et précise l’acompte à verser à sa signature. That’s Painting! obtient ainsi des mandats, pour peindre ou repeindre des façades et des appartements, qu’elle s’empresse d’exécuter dans les règles de la profession, sans fantaisie aucune ni différenciation avec n’importe quelle autre entreprise concurrente [ill.31]. D’ailleurs, la majeure partie de la clientèle ne se doute pas, et n’a aucun motif de se préoccuper du fait que Bernard Brunon considère ce travail comme une œuvre d’art – la valeur artistique étant offerte au client comme un Easter egg. En outre, la société tient une comptabilité, paie ses impôts, organise des soirées de fin d’année pour récompenser ses salariés… Relocalisée en 2008 à Los Angeles, That’s Painting!, dont le motto est A job well done, on schedule, and competitively priced, est toujours en activité.
Bernard Brunon s’inscrit à l’intersection des mouvements artistiques français BMPT – qui s’oppose à la tradition picturale établie en revendiquant une abstraction rigoureuse dénuée de valorisation symbolique et esthétique – et Supports/Surfaces – qui interroge les composants élémentaires de la peinture et prône la neutralité d’œuvres dépourvues de tout sujet, contrariant ainsi les tentatives de « projections mentales ou [de] divagations oniriques du spectateur » (Cane, Dezeuze, Saytour & Viallat). Poursuivant et radicalisant ces doctrines, Bernard Brunon est arrivé au constat que la peinture en bâtiment soit désormais la seule forme de réalisme possible, est une peinture intégralement libérée de tous les codes de la représentation, même conceptuels ou abstraits. Enfin, l’artiste estime que son travail – rendez-vous avec la clientèle, planification des travaux, organisation de son équipe, exécution des travaux dans les délais et budgets impartis – est une performance continue et en temps réel qui n’a rien à voir avec une performance théâtrale. Avec le recul, Stephen Wright décrit l’œuvre de Bernard Brunon comme « un art-espion du modèle entrepreneurial ».
Mais quid des dangers qui guettent la dilution de l’art dans le réel quand la « rupture entre le signe et la chose signifiée » (Cras) n’est plus du tout perceptible ; peut-on encore considérer comme de l’art des performances artistiques se confondant exactement avec des entreprises commerciales ? Comment interpréter certaines formes d’art, mentionnées plus haut, qui en mimant l’entreprise ou en étant entreprises occupent une position critique pour le moins ambiguë, et « dont on ne sait plus si l’appropriation et le détournement du système marchand qu’elles appliquent correspondent à une collusion ou à une résistance contre lui » (Lisbonne & Zürcher) ? Oserait-on affirmer que le « capitalisme » serait devenu si captivant qu’il serait devenu désirable par cette caste d’artistes qui s’était fixé comme mission de le combattre ?
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