Les pro-visions de Catherine Kirchhoff

Née en Suisse en 1962, Catherine Kirchhoff est alumnus de la Parsons School of Design à New York (1991) et diplômée de l’École supérieure d’art visuel de Genève (1995) – aujourd’hui Haute École d’art et de design (HEAD HES-SO). Après ses études, elle tâtonne en s’essayant à divers styles au tempérament plutôt classique, notamment des nus travaillés au fusain, jusqu’à développer son propre langage plastique qu’elle dénommera initialement « pro-visions », jeu de mots sur les provisions de la société de consommation. Elle ne déviera dès lors pas de cette voie et continue de proposer de nouvelles « pro-visions » un quart de siècle plus tard.

Au XVIe siècle, Frans Snyders, grand maître flamand des natures mortes, peignait la table de ses seigneurs féodaux, lourde de perdrix, faisans et autres cornes d’abondance débordant de fruits miraculeux. Catherine Kirchhoff met quant à elle en scène les denrées que contiennent nos caddies à la sortie des supermarchés de nos sociétés libérales du XXIe siècle : bonbons, bananes, bretzels, hamburgers, pâtes ou amuse-gueules… dans un univers flashy et incroyablement ludique.

Bien que les sujets de ses peintures soient essentiellement inspirés de représentations commerciales de denrées alimentaires, quelques incartades sont commises. Pensons au portrait de Ronald McDonald ou celui de Monsieur Propre. Ce dernier est d’ailleurs dépeint avec un regard charismatique et presque menaçant de bonne humeur, ses yeux, tels deux rayons paralysants, nous intimant d’être toujours aussi contents que lui.

Catherine Kirchhoff peint assise sur sa Swiss Ball dans l’atelier qu’elle a installé dans sa villa de Versoix, entre le salon et la cuisine. Cet atelier se révèle d’une immaculée propreté, pas une goutte de couleur ne tache le sol ou les murs tandis que pinceaux et tubes de peinture sont sagement ordonnés à côté du chevalet. Piet Mondrian ne pourrait qu’avaliser cet espace, lui qui pensait qu’un artiste se devait de travailler dans un environnement aussi pur et lumineux que les cimes enneigées des Alpes.

Ce dispositif est peut-être le seul qui permette à Catherine Kirchhoff d’accomplir le simple, mais laborieux processus de création de ses œuvres : après avoir réalisé un dessin préliminaire au crayon, elle applique méticuleusement, au pinceau et à main levée (elle s’échine à n’utiliser ni chablon ni adhésifs), de la peinture acrylique Lascaux en autant de couches qu’il sera nécessaire pour obtenir un aplat chromatiquement uniforme, parfaitement lisse et couvrant. La méthode offre également la possibilité de réussir des limites nettes entre chaque forme, résultat sharper than life, proche des dessins vectoriels réalisés sur Adobe Illustrator ou des découpages de Henri Matisse.

Un packaging commercial capte l’attention de Catherine Kirchhoff, il est photographié puis recadré. Ces denrées alimentaires sont ensuite remodelées, synthétisées, simplifiées ou exagérées jusqu’à parfois perdre toute signification iconographique. Si le format des toiles est généralement grand, le changement d’échelle, lui, est systématique : l’artiste procède à un élargissement monumental de ses sujets jusqu’à les rendre difficilement identifiables. Ces formes, articulées dans tous les sens, perdent ainsi toute notion de gravité : du dire même de l’artiste, la plupart des toiles peuvent être pivotées ou retournées selon l’envie du moment. De la bidimensionnalité de l’imprimé publicitaire à la bidimensionnalité du tableau, Catherine Kirchhoff procède à un nettoyage à l’eau de javel qui ôte toute trace de réalité à l’objet de consommation.

Quant au choix des teintes, il ne vise en rien à imiter la réalité. Est reine, la subjectivité de l’artiste qui s’efforce de maximiser les contrastes, les rapports de tons et de valeurs entre les formes, les mariages inattendus. Des kiwis à la chaire bleu outremer et rouge coquelicot, des crevettes vert forêt, des salades grises et turquoises, des Onion rings oranges fluo… tout est acidulé, ultra-saturé, électrique, pour mieux rappeler ce qu’offrent les processus industriels et les écrans d’ordinateur. Ces arrimages de couleurs, tantôt harmonieux ou dissonants, parfois épileptiques, toujours déconcertants, ne sont pas sans rappeler les palettes des peintres expressionnistes du début du XXe siècle, en particulier celles du Nabi Paul Sérusier ou du Fauve André Derain.

En décrivant les toiles de l’artiste, Diane Daval Béran mentionne le  « all over », concept popularisé par le théoricien Clement Greenberg, qui consiste à répartir de façon plus ou moins uniforme et sans hiérarchie les éléments picturaux sur toute la surface du tableau ; celle-ci semble ainsi se prolonger au-delà des bords. Cet agencement, nombre de modernistes l’ont chéri dans leurs compositions abstraites – Theo van Doesburg, Richard-Paul Lohse, Jackson Pollock… Et en effet, la planéité quasi-totale et l’absence de point d’ancrage (pas même de signatures visibles, elles sont à l’arrière du tableau), de perspective, de chiaroscuro (tout est éclairé d’une luminosité foudroyante), de profondeur, d’ombres… témoignent toutes de la filiation moderniste des œuvres de Catherine Kirchhoff.

Au premier coup d’œil, l’on pourrait facilement associer les œuvres de Catherine Kirchhoff au Pop art. D’ailleurs, elle fut longtemps représentée par Isabelle Dunkel, galeriste spécialisée dans le Pop art. Plaide en faveur de cette hypothèse l’attrait de l’artiste pour les biens de grande consommation et de l’image publicitaire ; l’utilisation de l’acrylique ; les couleurs vives et les formes finement délimitées aux allures de création de Roy Lichtenstein.

Cependant, le discours ne correspond pas.

Il n’y a jamais condamnation de la consommation. L’artiste l’affirme : aucune critique sociétale n’est sous-jacente dans ses travaux. La démarche artistique n’est teintée d’aucune ironie ni goût du morbide, d’aucun cynisme ni recherche du kitsch – nous sommes bien loin de l’attitude d’un Richard Hamilton, d’un Andy Warhol, d’un Jeff Koons. Ce qui importe à Catherine Kirchhoff, ce n’est pas le message, le commentaire sur la banalité de ces biens de consommation. Son intention est formaliste en ce qu’il s’agit de déceler de la beauté, des attributs intéressants dans cette banalité, qui seront ensuite extraits et interprétés – elle est donc plus intéressée par la forme (Gestalt) que l’objet en lui-même.

Il n’y a pas non plus apologie de la consommation. « Tout se mange, et pourtant rien n’ouvre l’appétit du ventre » commente très justement Diane Daval Béran : en effet, le delta entre la réalité et sa représentation picturale aux couleurs criardes est tel que le cerveau n’imprime pas l’aliment peint comme potentiellement comestible ; équilibre fragile entre abstraction et figuration.

Outre ses peintures acryliques, Catherine Kirchhoff s’aventure également sur le terrain de la troisième dimension, par le biais d’objets requalifiés. Marcel Duchamps formule le Ready-made dès les années 1910 en plaçant des objets trouvés dans un contexte muséal, les transformant ainsi en objets d’art. Plus tard, dans une critique du fétichisme consumériste, Piero Manzoni produit 90 boîtes de conserve cylindriques en métal, intitulées Merda d’artista (1961) ; hermétiquement fermées, elles contiennent ses excréments. Au même moment, dans une exaltation du factice, Andy Warhol conçoit des répliques de boîtes de conserve de soupes Campbell – visuellement identiques à celles disponibles en magasin – et les vend à prix d’or. Rien de tout cela chez Catherine Kirchhoff : quand, en repartant des tableaux inspirés par des étiquettes de boîtes de conserve, elle recrée les étiquettes, les imprime au format du modèle de départ pour enfin les coller sur le paquet d’origine, il ne s’agit ni d’un témoignage sociologique, ni d’un acte politique ou militant, mais plutôt d’une humoristique poursuite de la mise en abîme. Mise en abîme encore amplifiée quand lesdites boîtes de conserve rhabillées par ses créations sont (re)placées dans les étagères du magasin d’origine : consommation de la consommation.

Sur la question éminemment philosophique et typiquement helvétique « Êtes-vous Coop ou Migros? »,  Catherine Kirchhoff a tranché depuis longtemps. Car son hapax existentiel, ce « déclic » lui ayant indiqué la voie à suivre dans son travail plastique, elle l’a eu en faisant ses courses dans un supermarché Migros, par la médiation d’un paquet de pâtes Barilla. En toute logique, une idylle s’installe entre l’artiste et le groupe de grande distribution – premier employeur du pays – qui agira en tant que mécène, commanditaire et client. Il y aura par exemple l’habillage d’une vache grandeur nature, la « vache Emmental », contribution Migros au Cow festival à Genève, trônant aujourd’hui dans le jardin de l’artiste. Il y aura surtout le design de sacs réutilisables en PET recyclé vendus en magasins – une tradition de collaboration entre des artistes suisses et la Migros datant de 1987, la série inaugurale ayant été signée par l’artiste bernois Bernhard Luginbühl. La collection de cabas Catherine Kirchhoff, reprenant en gros plans huit de ses peintures, est ainsi produite à 50’000 exemplaires et disponible dans plus de 300 points de vente.

Cette proximité avec le monde de l’entreprise, Catherine Kirchhoff l’assume. Mieux, c’est un choix stratégique pris tôt dans sa carrière. À sa sortie des Beaux-arts, l’heure est à un art conceptuel, auto-référentiel, non esthétique, transgressif… Ses « pro-visions », ne se réclamant de rien de tout cela, ont forcément tout pour déplaire au goût académique de l’époque. Elle se dit boudée par les circuits culturels habituels – galeries, musées, institutions et critiques –, en prend acte et décide de se débrouiller seule dans son coin. Avec beaucoup de flair, elle obtient des contacts auprès de sociétés suisses, puis étrangères, qui accueillent ses oeuvres aux couleurs alléchantes, non polémiques ou politisées, mais teintées d’humour et d’optimisme.

Parmi de nombreux exemples, Firmenich commande à Catherine Kirchhoff deux peintures murales pour son bâtiment meyrinois ; McDonald’s est séduit par les représentations iconoclastes de ses produits phares : frites, sundaes, hamburgers… ; Franke – leader mondial des équipements de cuisine basé à Aarbourg (AG) et ayant comme principal client McDonald’s – lui achète seize tableaux pour habiller le siège flambant neuf de sa filiale Foodservice Systems à Smyrna dans le Tennessee.

C’est désormais sur les réseaux sociaux, notamment Instagram et Linkedin, qu’elle continue, sans pudeur, à promouvoir ses « pro-visions » en remède à la monotonie du quotidien.

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